Alt-Play: Jason Rohrer Anthology

Les jeux vidéo sont-ils un art? Voilà une question qui fait couler beaucoup d'octets, et qui m'a valu un tel déchaînement d'agressivité la dernière fois que j'ai osé en parler que j'avais fini par arrêter de bloguer.. Mais pour faire plaisir à mes détracteurs, j'ai évolué sur le sujet, en partie grâce au jeu dont je vais parler ici.

Alt-Play est une compilation de trois jeux de Jason Rohrer, un créateur inconnu du grand public, disponible sur DSi Ware. Je tiens à faire remarquer au passage que, même si personne n'y prête attention et qu'en même temps tout le monde ironise à son sujet (très paradoxal), ce service de téléchargement propose quelques pépites incontournables, faudra qu'on en reparle. Qui est ce type? Un artiste, qui a produit différentes choses, mais qui est surtout connu pour ses jeux très simples, autant visuellement que dans leur concept, et qui ont pour but de démontrer que le jeu vidéo peut être un art, c'est à dire selon lui proposer plus qu'un simple divertissement.

Avant de parler de cette compilation plus en détail, j'aimerais revenir sur le problème des jeux en tant qu'art. C'est un sujet très passionnel, beaucoup de joueurs défendent cette idée. La raison pour laquelle je suis provocateur en disant que je ne suis pas d'accord, c'est parce que, pour trop de joueurs, dire que le jeu vidéo est un art, c'est une façon de justifier leur passion, et une tentative de la rendre respectable aux yeux du monde. Je défends pour ma part le côté futile des jeux vidéo. Je ne joue pas forcément pour une raison valable comme je ne lis pas forcément pour me cultiver, même si j'essaie de montrer ici que certains jeux peuvent être plus que de simples divertissements.

Première partie: les jeux et l'art:

Le vrai problème est de savoir ce qu'est l'art. Et justement, sur le site de Jason Rohrer, plusieurs personnes apportent leur réponse (voir les Sources). Pour en faire la synthèse, il y a ceux qui pensent que tout est de l'art, dès que l'objet produit est plus qu'un simple outil utile à la survie (ce qui pose le problème des objets préhistoriques décorés), d'autres que c'est le spectateur qui décide si une oeuvre est artistique ou non, étant artistique ce qui vous transforme (ce qui pose le problème d'oeuvres qui transforment certaines personnes et pas d'autres).

Je pense que le problème vient, comme à chaque fois qu'une question comme celle-ci se pose, d'un soucis de sémantique. Il existe plusieurs formes d'arts en fonction des époques. Il n'est pas question de réduire à notre époque l'art au niveau de ses formes primitives, au simple intérêt social et culturel des peintures rupestres par exemple. Il n'est pas question non plus de concevoir l'art au XXIème siècle comme dans la période classique, avec un art académique cherchant à reproduire la nature ou les personnages célèbres, ou un art sacré cherchant à traduire les mystères de la Foi.. Nous nous situons dans une période où l'art n'a plus que rarement de fonction religieuse ou politique, n'a plus pour but de transmettre l'information, de décrire le monde..

Mais je pense surtout que l'on doit faire une distinction entre art et artisanat. L'artisanat peut être extrèmement technique et savant, fin et ingénieux, mais il n'a pas la portée supplémentaire de l'art, qui se doit de transmettre quelquechose de la vision du monde de son auteur. Les jeux à gros budget, très réussis, peuvent être passionnants, mais jamais je ne considèrerais Final Fantasy comme une oeuvre d'art. C'est une pièce d'artisanat très fine, un peu comme un roman historique décrivant la condition des ouvriers dans la société industrielle (là je prends des risques..).

Cette vision est personnelle, mais je ne pense pas que ce soit réduire les jeux vidéo que de les considérer comme un artisanat. Je pense que l'art a besoin de plus. Et il y a des choses qui me confortent dans mon opinion. Au moment où j'ai commencé à développer cette idée, c'était le début des jeux indépendants, qui se sont développés énormément ces dernières années, grâce aux services de téléchargement qui permettent à de "petits" jeux à coûts moindre de voir le jour sans prendre trop de risque financier. Et c'est à ce moment que tout le monde s'est mis à voir les jeux comme pouvant être un art, en s'appuyant sur des titres célèbres comme Flower ou Shadow of The Colossus. Ils ont profondément marqué ceux qui y ont joué.

Mais je suis gêné par le fait de voir ces jeux comme des oeuvres d'art. Je les vois par contre sans problème comme d'excetionnelles oeuvres d'artisanat, ce qui n'est aucunement péjoratif à mes yeux. Pourquoi? Parce que leurs créateurs eux-mêmes ne les voient pas ainsi: Fumito Ueda (le créateur de Shadow of The Colossus) a dit lui-même ne pas concevoir son travail comme une démarche artistique (voir les Sources). Je concèderai volontiers que la conception japonaise de l'art est très différente de la nôtre. Par contre, pardon, mais quand on voit les personnes qui créent Dead Space, Uncharted, ou Gears of War, ce sont des gens très talentueux, mais certainement pas des gens qui développent une vision artistique quelconque. On répond alors souvent à ce moment qu'un jeu comme Flower est une oeuvre d'art, car il crée des émotions chez le joueur, mais je ne vois pas comment le fait qu'un jeu provoque une émotion est suffisant pour le hisser au rang d'oeuvre d'art, surtout si son créateur lui-même ne le voit pas ainsi. Enfin, je suis assez content de voir que des personnes plus influentes que moi, comme les rédacteurs de Gameblog dans leurs podcasts ou le créateur de Braid sur IGN, semblent défendre cette idée aussi (Sources).

Mais en même temps, je dois reconnaître qu'après avoir découvert les jeux de Jason Rohrer, on doit s'incliner devant le fait que les jeux vidéo PEUVENT être un art. Car c'est finalement ma conclusion. Le jeu vidéo PEUT être un art, et non pas EST un art. C'est comme pour la bande dessinée ou le cinéma, qu'on qualifie un peu facilement d'art. Lorsqu'un créateur, avec une vision artistique propre, et structurée, utilise cette technique pour s'exprimer, il est possible au jeu de prendre une dimension artistique, et d'exprimer grâce à l'interaction qu'il apporte des choses qu'aucun autre art n'aurait pu produire.

Deuxième partie: Jason Rohrer:

Allez, j'en arrive enfin au coeur de ce que j'avais envie de raconter. Cette anthologie de Jason Rohrer sur DSi est vraiment bonne, parce qu'on a même droit à un petit mot du créateur pour nous guider dans la compréhension de ses jeux. Il insiste beaucoup sur les différentes possibilités d'interprétation en fonction des personnes, et sur le fait que tout est intentionnel dans ses jeux, jusqu'au choix de la couleur du moindre pixel.. Et c'est peut-être là que j'espère vous faire comprendre pourquoi ce jeu fait figure d'exception dans le monde du jeu vidéo. On baigne avec les jeux au milieu de leurs fameux "tests", dans lesquels des "critiques" vont analyser les défauts de tel jeu, ou ce que tel autre aurait pu mieux faire, ou faire différemment. Ici, il n'est pas question d'imaginer les jeux de Rohrer autrement. On les accepte tels qu'ils sont, et c'est à nous de les apprivoiser. Cet homme m'a tendu la perche pour mieux expliquer pourquoi je crains que les jeux n'arrivent qu'exceptionnellement à être des oeuvres d'art: c'est qu'ils sont imparfaits, et cherchent toujours à se perfectionner. Une oeuvre d'art ne peut pas être modifiée, sinon on trahit le message, la vision de son auteur..

Passage:


C'est le premier jeu de cette anthologie (disponible en téléchargement, et aussi sur l'App Store d'iTunes), qui développe un concept très particulier. Il raconte la vie adulte d'un homme, en l'espace de cinq minutes. Le tout se fait avec une vue très étrange, limitée à une bande, que l'on peut faire défiler de droite à gauche, même si il est possible d'explorer le monde vers le bas, qui s'avère constitué de labyrinthes. La seule voie qui vous permette d'avancer sans encombre, c'est celle qui suit le haut de l'écran. Le long de cette voie, le principal événement que vous expérimenterez sera la rencontre avec votre femme, qui vous accompagnera si vous entrez en contact avec elle. Voilà pour le décor. Mais c'est ensuite en fonction du chemin que vous choisirez que vous réaliserez que ce jeu trahit votre vision de la vie. Par exemple, la réaction typique du joueur est d'aller le plus loin possible. Mais il a alors raté tout ce qui pouvait être exploré dans les labyrinthes: la vie n'est-elle qu'une fuite en avant? Et si vous voulez explorer les labyrinthes en profondeur, vous ne pouvez pas être accompagné par votre femme car vous prenez trop de place à deux, mais à la fin de votre vie, quel était l'intérêt d'avoir emmagasiné tous ces trésors, si c'est pour finir seul? Voilà les deux premiers "passages" que j'ai expérimentés, et qui m'ont marqué dans ce qu'ils étaient capables de révéler de la vision de la vie qu'a un joueur.. Et puis il y a plein de finesse dans la réalisation de ce jeu. Par exemple, quand on est jeune, on voit loin devant soi, quand on vieillit on finit par ne voir que loin derrière soi.. C'est vraiment très réussi, il y aurait beaucoup à dire sur ce jeu, mais la seule façon de le comprendre est d'y jouer soi-même.

Gravitation:


C'est un jeu très différent (disponible en téléchargement), qui représente l'interaction entre le joueur et sa fille (un jeu plus autobiographique), et ce que cela peut apporter ou enlever à la création artistique. Plus subtil, moins facile à décortiquer.


Between:

C'est un jeu multijoueur que je n'ai pas encore pu essayer, mais qui a reçu un prix au IDF (Independant Games Festival). Rohrer en dit qu'il s'agit d'un jeu au sujet de la rencontre de l'autre, à travers un rêve..

Le site de Jason Rohrer (Arthouse Games, voir les Sources) permet de découvrir d'autres créateurs indépendants et leurs jeux, dont le très ésotérique Stars Over Half Moon Bay.. C'était un peu cela mon intention, montrer que si on veut traiter les jeux comme un art, il faut être plus exigeant à leur égard, et à mon avis, rares sont ceux qui, à l'heure actuelle, peuvent prétendre en être..

2 commentaires:

Moussif a dit…

Article super intéressant.
Ta vision se justifie entièrement, même si moi par contre je considère tout jeu, création, pratique ou futile, comme art.
L'art humain.
Comme ça c'est plus simple pour moi.

WDG a dit…

Eh ben écoute, c'est important que ça soit simple, comme ça c'est moins compliqué. Et pi c'est super sympa de passer par chez nous, Moumou ;)
Tes montages sont des oeuvres d'art, les miens une pâle imitation artisanale, tu vois la différence??